L’employé et son syndicat négociaient autrefois les salaires à l’intérieur d’un pays ou d’un continent aux frontières fermées. Les douanes les protégeaient. Maintenant, tout se négocie à fenêtres ouvertes sur le monde. Ces courants d’air ont fait disparaître bien des emplois…

*

Les familles d’autrefois vivaient en cocon et étaient heureuses de regarder La soirée du hockey le samedi. Si l’autre bout du monde ne s’arrêtait pas au coin de la rue, de toute manière elles pensaient que ce n’était pas beaucoup plus loin. Aujourd’hui, la compétition est universelle. Comptent peu les différences nationales.

Le poste ou les postes ?

En contrepartie des 75 postes autrefois disponibles pour 15 candidats en 1960, la situation s’est inversée : nous voyons plutôt de 125 à 200 postulants briguer pour s’arracher un seul poste. La fabrication devient de l’importation. Sauf pour les autos, les ordinateurs et certains équipements spécialisés, l’Amérique du Nord ne fabrique presque plus rien. Les salaires de l’étranger sont moindres que les nôtres. Il se perd régulièrement des emplois autour de nous. Et pourtant la mondialisation fait partie du credo automatique de tous les politiciens actuels. Ils se persuadent, un, qu’elle va faire baisser les prix et, deux, que le Canada – comme les États-Unis ou les pays de l’Europe – a des chances de gagner la lutte avec des pays aux salaires de dix à vingt fois moins élevés que les siens. Ils proposent deux stratégies de survie : la robotisation et les coupures de personnel. Qu’en est-il des prix ?

Les ordinateurs, les téléviseurs, les meubles et les vêtements – pour tous – se vendent beaucoup moins cher qu’avant. Les familles endettées doivent un immense merci à la Chine. Sans elle, elles suffoqueraient encore plus dans le rouge si elles devaient acheter leurs biens et articles à l’ancien prix !

La mondialisation a réorienté la richesse mondiale vers l’Asie, l’Amérique latine et dans une infiniment moindre mesure vers l’Afrique : le continent le plus négligé.

En 2005, le G8 a pris acte en Écosse du retard dangereux de celui-ci. Il lui a voté ses premières mesures substantielles d’aide. À la réunion subséquente du G8 en juillet 2008, à Toyako, au Japon, l’Afrique a exhorté les pays riches « à ne pas oublier leur promesse ».

Emmanuel Todd : « La Bourse n’est rien…»

Diplômé de l’École de Sciences politiques de Paris et docteur en histoire de Cambridge, l’historien et anthropologue français Emmanuel Todd soutient dans L’illusion économique que le libre-échange répond aux désirs des deux tiers des classes moyennes et supérieures, où se prennent les décisions, mais encourt le désaveu des deux tiers des classes populaires 1. Les élites recourront à toutes les astuces avant d’employer le mot récession. Elles ne diront pas que l’économie va mal. De tels mots proscrits sont proscrits. On écrira plutôt qu’un peu de R&D guérira ces maux temporaires, en créant de nouveaux « besoins » à satisfaire pour l’économie. Todd va jusqu’à affirmer que « la Bourse n’est le moteur de rien du tout2 ». Quoi qu’en pensent ceux qui y ont perdu leur chemise en 1929, en 1980 et en 2008 !

Pour lui, tous les journalistes économiques anglo-saxons – et probablement du Québec aussi, par extension – sont des êtres interchangeables, « pro­duits pourtant d’une culture individualiste ». Ils professent la même vérité, « ultra-libérale »; ils sont associés à un système qui les sert bien. Et ils le défendent.

D’autre part, diplômé de l’Université McGill, né à Ottawa, et époux de l’ex-gouverneure général du Canada Mme Adrienne Clarkson, l’écrivain John Ralston Saul soutient que la mondialisation a échoué. Il conteste le mérite de la politique du prix toujours le plus bas dont se vantent les grands magasins. Il cite que Wal-Mart vend pour 70 $ une paire d’espadrilles Nike, dont la fabrication lui a coûté seulement 1,60 $ en Indonésie. Il rejette les postulats de certains raisonnements. Il écrit : « Le slogan que le consommateur a toujours raison ne doit pas s’interpréter comme un droit le limitant à toujours se contenter de n’obtenir que les biens de la plus basse qualité 3. » Et la mondialisation est également mauvaise si c’est se limiter à toujours verser aux ouvriers des salaires les plus bas, ou de famine, qui ne leur permettront jamais d’accéder à la décence et au confort.

Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix les syndicats pu protéger les employés. Mais, depuis l’arrivée de la mondialisation, que peuvent-ils faire si une usine ferme ses portes et déménage ses pénates dans un autre pays ? Il n’est plus question d’essayer, tant bien que mal, de replacer leurs membres dans un autre service. D’autres services, il n’existait pas. Les syndicats ont perdu de leur pouvoir.

Freiner la mondialisation ?

Le président Obama avant son entrée à la Maison-Blanche avait prévenu de son intention de freiner la mondialisation parce que les travailleurs des pays occidentaux industrialisés se plaignent d’être constamment les seuls à en payer le prix. « Autant que l’on voit, écrit-il, le libre-échange a servi les intérêts de Wall Street et fait très peu pour arrêter l’hémorragie de bons emplois américains aux salaires décents4. »

Il avait affirmé qu’il exigerait des changements au renouvellement de l’Accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique : l’Aléna5. Ottawa aurait-il dû mieux écouter ? Obama l’a-t-il fait ? Je ne le crois pas. L’aurait-il pu ? Je ne le sais pas non plus.

En général, les emplois disparus à l’étranger ne reviennent pas. Les moins nantis et scolarisés les occupaient jadis pour se débrouiller. Or,  cherchez, par exemple, maintenant le nombre de commis disponibles dans les grands magasins, sauf aux heures de très grande affluence. Le métier de réparateur de petits électroménagers ou de téléviseurs n’existe plus. Au taux élevé des salaires nord-américains, il coûte moins cher d’acheter un appareil neuf que de faire réparer l’ancien. Et la qualité ? On la programme elle aussi pour… une durée limitée. Le patron n’a plus besoin de secrétaire. Il tape lui-même ses lettres à l’ordinateur. Les portiers et réceptionnistes ont cédé le pas aux boîtes vocales, comme les maréchaux-ferrants sont disparus des villages après les automobiles. L’informatique puis l’ouverture mondiale ont rendu désuets plusieurs secteurs d’activité ayant perdu leur pertinence.

Autre triste vérité : ces emplois faiblement rémunérés sont la plupart du temps, aux États-Unis, l’apanage des Noirs et des Hispanophones; et, au Canada, des immigrants. Leur conservation aux États-Unis explique pourquoi le taux de chômage y a été pendant si longtemps avant 2008 inférieur au nôtre.

 

Le legs des ordinateurs

Autant que de la mondialisation, les changements que nous voyons découlent pour une bonne part des ordinateurs. Jean-Jacques Servan-Schreiber, cofondateur du magazine français L’Express avec Françoise Giroud en 1953, publiait en 1967 Le défi américain. Son livre phare s’est vendu à 600 000 exemplaires en France et a été traduit en quinze langues. Il y souligne que les sources de la richesse et du progrès (et nous citons)

« ne sont pas des cadeaux de la nature ou du hasard, comme le pétrole, l’or ou même la démographie, mais les conquêtes de l’esprit humain : aptitude à transformer l’idée neuve en réalité, à travers les phases du processus industriel ; talent d’associer les compétences, de rendre les organisations perméables au changement[6]. »

JJSS est décédé à 82 ans le 6 novembre 2006. Dans un chapitre de douze pages de son livre, il décrit, tel un immense bond futuriste, le pas majeur que parcourra l’humanité si les États-Unis réussissent à conjuguer : élaboration de la pensée, information, technologie et pouvoir.

Chômage des jeunes

L’Organisation mondiale du commerce est née à Marrakech en 1994. Elle a pour mandat d’éliminer les obstacles au libre-échange et d’arbitrer les litiges entre États. Les jeunes travailleurs ont l’impression d’être laissés pour compte dans ces calculs. Ceux qui ont saccagé les vitrines d’immeuble, lors de la réunion de l’OMC, à Seattle en 1999, à Québec en 2001, ou lors de la rencontre du G8 à Toronto en juin 2010, étaient assez souvent des désespérés et non des anarchistes ni des membres d’Al-Qaeda… L’État islamique n’existait pas encore.

Lors du « printemps arabe », en 2011, les jeunes de ces pays affligés par un chômage de 20 % ont aidé les rebelles à renverser les dictatures établies en Tunisie, en Égypte et en Libye. Le sans-emploi des jeunes a engendré ensuite d’autres violences en Europe.

Depuis 2008, les États occidentaux n’en finissent pas d’essayer de se relever de l’impasse de la crise boursière. Les potions à absorber ressemblent à des remèdes de cheval. Même l’Allemagne disciplinée a présenté dernièrement des signes de faiblesse.

*

L’Asie et l’Amérique latine ont amélioré leur statut. L’Afrique trébuche toujours pour accéder à son essor. Situation dangereuse à surveiller… Quant à l’Occident, l’application de la mondialisation y a ressemblé à l’annonce « d’une mort annoncée ». Et pourtant tous les politiciens ne cessent de nous en proclamer les mérites !

 

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[1] Emmanuel Todd, L’illusion économique. Essai sur la stagnation des sociétés développées, Paris, Gallimard, 1997, p. 229. Todd est le fils du journaliste Olivier Todd et petit-fils du poète Paul Nizan.

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[2] Todd, op. cit., p. 246.

[3] John Ralston Saul, The Collapse of Globalism and the Reinvention of the World, Toronto, Viking Canada, 2005, p. 149.

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[4] Barack Obama, The Audacity of Hope, New York, Three Rivers Press, 2006., p. 147.

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[5] Obama, Ibid., p. 176.

[6] Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le défi américain, Paris, Denoël, 1967, collection « Le Livre de Poche » no 2607, p. 79.

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